Sarah Kofman et Jacques Derrida : écarts, croisements et différences
Ce projet de recherche entend analyser les déconstructions dont témoigne l’œuvre de la philosophe Sarah Kofman dans les quatre champs de pensée qui sont constamment demeurés présents dans son travail : la lecture des grands textes philosophiques, canoniques (Rousseau, Kant, Comte) ou contemporains (Derrida, Blanchot) ; ses lectures des textes de Freud et des concepts psychanalytiques (le transfert, la « construction en analyse », notamment) ; son rapport à l’autobiographique (qui passe, entre autres, par Nietzsche, jusqu’au récit hapax, Rue Ordener, rue Labat) ; l’insistance de la question esthétique présente dès les commencements dans son travail (L’Enfance de l’art et Mélancolie de l’art) jusqu’au dernier texte, La Leçon d’anatomie du Docteur Nicolas Tulp, et à son recueil posthume, L’Imposture de la beauté (Galilée, 1995).
Depuis la mort de Sarah Kofman en 1994, un silence s’est installé en France autour de son œuvre : très peu d’études lui ont été consacrées depuis les vingt dernières années, alors que la réception de son travail a pourtant progressé aux États-Unis et en Europe. Ce projet de recherche entend pallier ce manque de visibilité et souligner toute la portée de l’œuvre philosophique de la seule femme philosophe étroitement associée au mouvement de la déconstruction. Nous tenterons donc de repérer les principaux points de croisements, explicites et masqués, entre les œuvres de Derrida et Kofman, et d’analyser leurs modes respectifs de reconnaissance ou (d’évitement) à partir des grandes questions – le féminin, la différence sexuelle, la dette, le fétiche, la question de la traduction, du « juif », etc. – où leurs pensées ne cessent de se croiser et de s’éloigner, de s’écarter tout en produisant des traces. Ce qui nous intéresse au premier chef dans cette relecture, c’est la mise au jour des différends au sein de ces deux pensées de la différence, au sens que Jean-François Lyotard reconnaît à ce différent/d dans la pensée : « Le différend est l’état instable et l’instant du langage où quelque chose qui doit pouvoir être mis en phrases ne peut pas l’être encore. […] C’est l’enjeu d’une littérature, d’une philosophie, peut-être d’une politique, de témoigner des différends en leur trouvant des idiomes » (Le Différend, 1983, p. 29-30). Nous entendons aussi examiner tout particulièrement la conception de la lecture de Kofman, profondément transformée par l’ouvrage séminal de Derrida, De la grammatologie. Très proche de Derrida tout en récusant le rôle de disciple dans lequel on a souvent cherché à la cantonner (rappelons qu’elle est la première philosophe à avoir consacré à Derrida aussitôt qu’en 1973 un essai substantiel, « Un philosophe unheimlich », repris en 1984 dans Lectures de Derrida), Sarah Kofman s’engage en effet dans une pratique singulière de la lecture dont témoigne son usage particulier de la greffe, de l’« autobiogriffure », de la citation généralisée.
Aucune étude d’envergure n’a encore été consacrée à cet aspect de l’« amitié philosophique », motif cher à la pensée de Derrida (cf. Politiques de l’amitié, Galilée, 1994). Cette analyse croisée des textes de Derrida et Kofman jettera ainsi un éclairage neuf sur les deux œuvres à la fois et permettra de saisir le jeu des différences chez ces deux penseurs de la déconstruction dans tous les domaines auxquels ils se sont attachés : philosophie, littérature, psychanalyse, esthétique. Ce projet s’inscrit dans le sillage des travaux qui, tant en Europe qu’aux États-Unis, tentent de repenser l’apport politique du féminisme et de la question du genre dans l’histoire de la philosophie et sa « déconstruction » critique.
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Savoir (CRSH)
2017 - 2022-03