Récit de soi, récit d'autrui. Translations : expérimentation d'un protocole littéraire et photolittéraire du témoignage en cocréation
Premier volet : NULLIPARES (collectif publié en 2020, éditions Hamac)
Il s’agit de raconter une histoire, commençons par raconter la nôtre, et étudions ce que cela implique. Se mettre en position de témoin, livrer quelque chose de soi, prendre le risque de s’exposer ? Le premier volet du programme, « Nullipares » (Hamac, printemps 2020) sera un livre collectif qui réunira le témoignage de 12 autrices ayant en commun de n’avoir jamais enfanté. J’ai réuni des écrivaines (Monique Proulx, Christiane Lahaye, Sylvie Massicotte, Catherine Voyer-Léger) et des chercheuses en littérature (Martine-Emmanuelle Lapointe, Jeanne Bovet, Brigitte Faivre-Duboz…) auxquelles je mêlerai ma voix dans cette expérience d’autobiographie collective qui interroge l’intersubjectivité. Ces témoignages, écrits par nous-mêmes, seront l’occasion d’explorer la dimension politique et littéraire d’une prise de parole référentielle assumée – où l’on parle en son nom, où l’on raconte son histoire.
Témoigne-t-on toujours de soi ? Ou peut-on porter la parole d’autrui ?
Second volet : TRANSLATIONS (baladodiffusion en développement avec Transistor Media, 2024)
Dans un second volet du programme, se mettront en place les "Translations" : l'ouverture à l'autre, à 10 témoins choisis qui auront vécu le déplacement, l'immigration, l'exil, et qui accepteront de partager leur vécu. Le choix du sujet est là encore, largement personnel. Ayant vécu dans quatre pays, et étant installée au Québec depuis 2011, j’ai pu faire la différence entre expatriation et immigration, entre errance et exil. Si ma condition est privilégiée, j’ai l’occasion d’échanger avec des immigrés dont les histoires diffèrent de la mienne, ici et en Europe. Le fait de vivre dans un pays construit par l’immigration dialogue intimement avec les mythologies familiales qui me constituent. La réalité intime de ce que l’immigration fait au corps et à l’esprit m’intéressent non pas seulement comme un matériau d’écriture, mais parce que je vis avec au quotidien.
J’aimerais réunir des témoins d’origines et d’âges différents, non pas pour parler de ce fait de société contemporain « l’immigration » mais pour mettre en exergue, en valeur, le récit individuel de chacun. Il y a quelque chose de collectif qui tend à nier l’individu à grande échelle en parlant des « migrants », alors qu’un récit de vie est souvent passionnant, et plus apte à transmettre l’humanité, l’histoire contemporaine, à se constituer comme porte d’entrée pour l’autre, alter-ego à qui d’identifier. Nous ne réunirons pas un panel représentatif, car nous ne sommes pas sociologues, et que nous assumons notre subjectivité, notre sensibilité, nos affects. Nous suivrons plutôt la démarche de Jean Hatzfeld qui décida de suivre quelques personnes, mais d’explorer le plus loin possible avec eux, et qui en tira quelques livres impressionnants, sur le Rwanda notamment. Je dis « Nous » les étudiants impliqués dans le programme seront sollicités dans le processus du choix des témoins, plusieurs de mes étudiants donnent des cours en francisation et sont intéressés à se mobiliser dans la recherche de témoins volontaires. Plusieurs travaillent en recherche-création sur l’écriture du réel et sont questionnés par la dimension éthique de l’écriture sur autrui, à l’ère de l’« exofiction ». Nous questionnerons dans un premier temps les frontières entre autobiographie et témoignage, et tenterons de redéfinir une épistémologie du récit vrai (référentiel). En établissant un protocole de la rencontre, de l'enregistrement, de l'écoute, qui fixera un cadre et un pacte, nous espérons trouver un moyen d'explorer le témoignage de l'autre comme matériau artistique dans un contexte éthique respectueux.
Un autre aspect des « Translations » sont la collaboration avec trois photographes, choisis pour leur démarche singulière. Mériol Lehmann photographie surtout des routes et des paysages, dans une esthétique très dépouillée et poétique. Franck Le Coroller filme des personnages en mouvement pour le cinéma, et les photographie de front, pour des portraits sans complaisance. Lou Scamble explore la part onirique de ses personnages, elle est aussi cinéaste, et a illustré bon nombre des couvertures des éditions Hamac ces dernières années, dans un style très reconnaissable. Ils sont tous les trois enthousiastes à l’idée de se prêter au processus des « Translations » et c’est en fonction des devis qu’ils ont bien voulu établir pour l’occasion que j’ai établi le budget prévisionnel. Imaginer travailler le témoignage à partir de la photolittérature est un défi et un enjeu important : ces trois points de vue sur les témoins seront autant de manières de regarder leur histoire avec les yeux de l'art. Si le témoignage est sanctuarisé par l'histoire, par la critique, parce qu'il touche des traumas et des tabous, nous tenterons d'explorer ce que peut l'art pour le témoignage. Pour cela, me semble-t-il, il nous faut d’abord le sortir de son intransitivité. Une récente initiative comme « L’Encyclopédie des migrants » recueille et catalogue pour l’histoire les témoignages des personnes déplacées pour les faire entrer dans l’histoire qui a si longtemps refusé de les voir. Si nous pouvons nous réjouir d’une telle initiative, nous essaierons plutôt de les faire entrer dans un dialogue au présent.
Au XXIème siècle, la photographie n'est plus une preuve de "ça a été", c'est dans cet esprit que nous l'appelons à dialoguer avec le témoignage, non pas pour attester ou illustrer les récits, mais pour les regarder autrement, multiplier les angles. Car si le "témoignaire" est responsable face au témoin, il ne peut être muet. De sa réception, de sa réponse, de son écho, dépend le sort du récit qu'on lui livre. C'est ce que nous voulons tenter de faire : que l'art ne soit plus une menace pour le témoignage, mais qu'il en soit une caisse de résonnance.
La cocréation témoin-écrivain sera relayée par une cocréation photo-texte, et par une invitation lancée aux étudiants d’écrire à leur tour, à partir des podcasts, ou des photographies. Ma dernière collaboration en photolittérature remonte à 2007 (Photobiographies) et il me semble que les enjeux de la dynamique texte/image ont considérablement changé depuis. Si nous sommes dans l’ère post-photographique (S. Monjour) nous pouvons convoquer désormais la photographie à contre-emploi, comme on dit au cinéma, c’est-à-dire non plus pour documenter, mais pour imaginer, pour créer.
Concrètement, nous enregistrerons 10 entretiens (prise de son, montage, mixage et conception sonore assurée par Transistor Média). 10 podcasts de 30 minutes seront produits et mis en ligne sur un site web dédié et sur les plateformes (Apple, Spotify, Deezer). Le témoignage pourra ainsi être conservé dans sa dimension la plus nue.
Les photographes travailleront selon des protocoles différents : Mériol Lehmann souhaite rencontrer les témoins, échanger avec eux. Franck Le Coroller travaillera à partir de l’écoute des entretiens déjà montés. Lou Scamble produira des images à partir des textes que j’aurai écrits. 3 des doctorants que j’encadre actuellement travaillent sur la photolittérature. Ils pourront collaborer avec les photographes, les assister dans leur travail et proposer des textes originaux. Cet aspect du programme sera pour eux un complément de formation précieux.
Si l'événement que rapporte le témoin est plus grand que lui, c'est en le regardant à hauteur d'homme, dans son individualité, que la littérature et la photographie trouveront en lui une porte vers l'histoire. On s'intéresse rarement à l'immigration avant d'avoir rencontré un immigré. A l'échelle individuelle, les drames collectifs sont incarnés, humains. C'est ce que la littérature peut apporter à l'histoire. C'est ce que la photographie peut mettre en évidence : sortir de l'anonymat de la foule un regard. Le témoignaire-artiste ne peut renier sa subjectivité ni sa propre histoire. C’est avec ce matériau intime qu’il faudra répondre à ce que livreront les témoins. C’est à cette condition qu’il peut y avoir échange, partage.
La récente réédition du livre d’Emile Szittya (82 rêves pendant la guerre de 1939-1945) me fait penser qu’il est possible de pousser jusqu’au récit de rêves le partage de l’intimité des témoins. Le travail que je souhaite faire en collaboration avec Lou Scamble s’inscrit dans cette exploration du récit onirique et de son illustration, forte, subjective, par l’image.
Notre défi sera donc d'exalter la subjectivité (du témoin et de l'artiste) là où la quête de l'objectivité prévaut d'habitude. L'interdisciplinarité, l'intermédialité de notre dispositif (son, littérature, photographie) engagera un partage de la parole, et de la représentation.
Chercheur principal
Financement
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Appui à la recherche-création (FRQSC)
2020 - 2025