Personnages et temps romanesques dans le poème en prose québécois
Le caractère hétérogène du poème en prose explique qu’on l’a souvent envisagé en regard d’autres genres, soit poétiques, soit narratifs. En effet, certains chercheurs ont cherché à mieux comprendre la poéticité du genre en se penchant sur les affinités qu’il partage avec des formes poétiques comme la ballade alors que d’autres ont mis l’accent sur le fait que « parce qu’il revêt souvent un habillage narratif, [il] côtoie le conte ou la nouvelle » (Vincent-Munnia, 1996). Prenant acte de cette difficulté à saisir le poème en prose, on pourrait conclure avec Michel Sandras que : « plutôt qu’un genre, le poème en prose gagnerait à être considéré comme un ensemble de formes littéraires brèves appartenant à un espace de transition dans lequel se redéfinissent les rapports de la prose et du vers et se forgent d’autres conceptions du poème » (1995 ; nous soulignons).
Si la formule de Sandras résume l’opinion courante concernant le caractère polymorphe du poème en prose, elle relègue néanmoins le genre au sein d’un réseau qui relèverait essentiellement des formes brèves, excluant du coup les rapports éventuels que le poème en prose entretiendrait avec certains genres longs, notamment le roman. On peut en effet penser que les poètes en prose ont lu des romans. Autrement dit : ces poètes ne se sont pas restreints à la lecture des seuls genres de la poésie ou des narrations courtes. Nous savons par exemple que Jean-Aubert Loranger, un des premiers poètes-prosateur québécois, était un fervent lecteur des romanciers Louis-Charles Philippe et Marcel Proust alors qu’Arthur Rimbaud lisait les romans épiques de Victor Hugo et qu’Aloysius Bertrand avait lu Rabelais. Ne peut-on pas penser que les textes de ces poètes portent des traces de leurs lectures ? Que l’esthétique de leurs poèmes en prose serait tout autant redevable à l’esthétique romanesque qu’à celle de la poésie ou des genres brefs ? De fait, le poème en prose semble bel et bien partager avec le roman certaines caractéristiques formelles et esthétiques. Parmi elles, mais non exclusivement : le personnage et la temporalité.
On trouve par exemple dans la poésie en prose des personnages qui sont les centres d’une conscience. Cette « conscience » du personnage pourrait bien être aussi le signe d’un fonctionnement temporel du poème en prose qui relève de l’esthétique romanesque dans la mesure où l’on admet que « le temps est l’effort de l’esprit pour surmonter la dispersion » (Tadié, 1992). Le poème en prose semble ainsi contredire la distinction courante selon laquelle le roman s’organise dans la durée alors que le temps de la poésie est pour l’essentiel celui de l’instantané. Nous savons bien sûr, depuis les propositions essentielles de Michel Butor, que la durée romanesque n’est pas strictement chronologique : tout roman organise sa narration selon un modèle « mosaïcal » où se trouvent liées anticipations et digressions, retours et télescopages. Comme l’explique Bourneuf (1989), le roman « s’organise à la manière d’une succession de tableaux dans un cadre physique qui donne au récit sa configuration propre » (nous soulignons). Cette succession n’apparaît-elle pas déjà comme celle du poème en prose, lequel configure ses « récits » dans une suite de « moments » poétiques se succédant les uns aux autres ? Pour le dire autrement : la temporalité du poème en prose apparaît comme une « séquence morcelée » qui balance entre l’instantané poétique et la durée romanesque.
Cochercheur
Financement
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Programme d'aide financière à la recherche et à la création (PAFARC) (UQAM)
2006 - 2007