Journée d’étude organisée par Manon Auger (UQAM) et Marion Kühn (CRILCQ – U. Laval).
14 juin 2016
Québec
Dans la foulée des travaux de Paul Ricœur (2000), de Pierre Nora (1984) et de François Hartog (2003), on reconnaît de plus en plus une modification de l’expérience du temps en régime contemporain. En effet, que l’on évoque le « présentisme », « le devoir de mémoire » ou la « fin des idéologies », marquée historiquement par la chute du mur de Berlin, c’est toujours peu ou prou à une césure dans l’ordre du temps qu’on se réfère ou, du moins, à un changement de paradigme qui a induit un nouvel « être du temps » (Hamel, 2009 : 12). Dans ce contexte, les expériences du temps, de la mémoire et de l’histoire paraissent intimement liées dans les sociétés occidentales actuelles. Ainsi, le « présentisme » ancre l’individu contemporain dans un présent à la fois inquiet et omniprésent, tout en lui faisant craindre l’avenir et « ruminer un passé qui ne passe pas » (Hartog, 2003 : 206), alors que le « boom de la mémoire » (Huyssen 2003: 18), voire la « “commémorationnite” » (Chenet 2000 : 155) qui l’accompagnent sont autant de symptômes d’un nouveau rapport au temps parfois qualifié de « pathogène » (ibid. : 156). De même, se déroule en parallèle la « crise des métarécits » (Lyotard, 1979) – ces récits totalisants et émancipateurs capables de donner un sens aux destinées – dont fai(sai)t partie l’historiographie. Privé de repères et retranché dans l’espace privé, l’individu contemporain non seulement n’articulerait plus passé, présent et avenir comme le faisait l’individu moderne, mais il serait, de plus, le témoin et/ou la victime tant des « abus de (la) mémoire » (Ricœur 2000, Todorov 1995) que d’une société d’« après l’Histoire » (Muray, 1999).
D’une certaine façon, la littérature contemporaine participe de ce nouveau rapport au temps, à la mémoire et à l’histoire ; elle se fait l’écho de ce rapport tout autant qu’un des lieux où s’incarnent ces expériences. Il n’y a qu’à songer, pour s’en convaincre, aux récits de filiation (Viart, Demanze) qui présentent, souvent sur le mode désenchanté, une tentative de renouer avec ses ascendants, ou encore aux romans de la mémoire ou de la « post-mémoire » (Hirsch) qui soulèvent les enjeux éthiques et identitaires de la remémoration ou de la commémoration. On peut songer, également, au nouveau roman historique (parfois qualifié de postmoderne) qui, plutôt que de prendre appui sur une version unique de l’Histoire, tente d’en montrer les apories, en tablant sur sa mise en récit problématique ; le récit y paraît alors comme la tentative forcément aussi subjective que sélective de recréer par les mots ce qui n’est plus, à partir d’un présent tout aussi difficile à saisir.
Ce mouvement – lui-même très actuel – qui pousse à réfléchir (sur) notre rapport au temps, à la mémoire et à l’histoire, loin d’être circonscrit autour d’une seule culture et d’une seule littérature, occupe par ailleurs de plus en plus la littérature québécoise des deux dernières décennies. Pensons, par exemple, aux différents épisodes historiques, québécois ou autres, que s’approprie la fiction québécoise actuelle dans des formes extrêmement diversifiées, loin du roman historique traditionnel : les « histoires » d’Arvida (Archibald, 2011) et d’Atavismes (Bock, 2011), l’écriture scénaristique qui caractérise Revoir Nevers (Magini, 2006) et Rose Brouillard, le film (Caron, 2012), l’esthétique des récits enchaînés d’Hunter s’est laissé couler (Quinn, 2012) ou de Combustio (Jobidon, 2012), la fresque historique calquée sur l’opéra que constitue La fiancée américaine (Dupont, 2012), etc. Pensons aussi au motif de la filiation, point de départ pour la conception d’un imaginaire du temps ou d’une opposition de temporalités dans Les taches solaires (Chassay, 2006) et dans Les Fossoyeurs. (Lamontagne, 2010). Pensons également à l’arrivée de personnages-enquêteurs, obsédés par leur quête historique au point d’oublier le présent, dans des romans comme La constellation du Lynx (Hamelin, 2010), Il pleuvait des oiseaux (Saucier, 2011) ou L’année la plus longue (Grenier, 2015). Pensons, finalement, à ces récits de mémoire ou de « post-mémoire » que sont Artéfact (Leblanc, 2012) ou Le ciel de Bay City (Mavrikakis, 2008), deux cas de figure d’une mise en scène de la mémoire de la Shoah qui fait irruption, dans le premier cas, dans un présent saturé de commémorations et, dans le deuxième, dans un présent hanté par le passé refoulé.
Ces nombreux exemples ouvrent, à notre sens, la voie à une cartographie des expériences du temps, de la mémoire et de l’histoire dans les écritures contemporaines québécoises, cartographie à laquelle nous aimerions convier nos collaborateurs lors de cette journée d’étude. Plus précisément, nous voulons proposer comme angle de réflexion la configuration de ces trois expériences, telle qu’elle se dessine dans une ou plusieurs œuvres québécoises actuelles, sans exclure l’analyse comparative avec l’étranger. Certes, ces expériences ne s’interrelient pas chaque fois avec le même degré d’intensité, mais nous partons du présupposé qu’elles convergent bien souvent ou, du moins, interagissent les unes avec les autres – voire les unes sur les autres. Car le terme « expérience » renvoie pour nous à un rapport avant tout subjectif, changeant même, mais qui, du coup, n’échappe pas forcément aux expériences collectives du temps, de la mémoire et de l’histoire dont la saisie anime l’ensemble des sciences humaines.
Au-delà, toutefois, des manifestations littéraires qui semblent confirmer les thèses et les diagnostics de Ricœur, de Nora, d’Hartog, de Hirsch et de plusieurs autres, nous postulons, à l’instar d’Hamel, que la fiction constitue un moyen d’expression singulier de l’insaisissabilité du phénomène du temps, voire de la mémoire et de l’inscription historique : « [L]’imaginaire, propose Hamel, vient pallier le défaut de connaissance du temps en lui substituant des figures qui en structurent la perception, en circonscrivent les usages et en assurent l’interprétation. » (2009 : 12) C’est pourquoi il nous semble essentiel de ne pas simplement calquer les modèles fournis par les sciences humaines pour les transmuer en grilles d’analyse littéraire, mais plutôt d’ouvrir en quelque sorte le dialogue et de postuler que les écritures contemporaines sont porteuses de diverses expériences du temps, de la mémoire et de l’histoire, dont la complexité reste encore à saisir.
Ainsi, les participants seront invités à réfléchir à l’une ou l’autre de ces questions :
- Quelles expériences du temps, de la mémoire et de l’histoire mettent en scène les écritures québécoises contemporaines et comment sont-elles mises en scène ?
- Quelles sont les stratégies d’écriture par lesquelles des fictions d’histoire ou de mémoire suscitent – de manière explicite ou implicite – des questions sur le présent et ses rapports au passé ou à l’avenir ?
- Comment la modification du rapport au temps, à la mémoire et à l’histoire influence-t-elle la façon de raconter ?
- Quel discours plus global sur l’expérience contemporaine du temps, de la mémoire ou de l’histoire se dégage et dans quelle mesure ces discours rencontrent-ils – ou pas – des diagnostics actuels comme le « présentisme » (Hartog 2003), les « abus de la mémoire » (Todorov 1995), l’impression du « trop de mémoire ici, […] trop d’oubli ailleurs » (Ricœur 2000, I), la post-mémoire (Hirsch), une « pensée de la fin » (Chassay/Cliche/Gervais), un « temps des catastrophes » (Esprit 2008) ou encore la « société hyperfestive » (Muray, 1999)?
L’événement aura lieu à Québec, le mardi 14 juin 2016. Nous serons heureuses de recevoir les propositions de communications de 500 mots maximum, accompagnées d’une notice biobibliographique au plus tard le 18 février 2016, aux adresses suivantes : marion.kuehn.1@ulaval.ca et auger.manon@uqam.ca.
Veuillez noter que, tout dépendant du nombre de propositions reçues, nous n’excluons pas la possibilité de prolonger l’événement sur deux jours. Des précisions seront communiquées ultérieurement.
Les présentations seront d’une durée de 20 minutes.
OUVRAGES CITÉS
BASSELER, Michael et Dorothée BIRKE (2005), « Mimesis des Erinnerns », dans Astrid ERLL et Ansgar Nünning (dir.), Gedächtniskonzepte der Literaturwissenschaft. Theoretische Grundlegung und Anwendungsperspektiven, Berlin et New York : de Gruyter, p. 123-147.
CHASSAY, Jean-François, Anne Elaine CLICHE et Bertrand GERVAIS (dir.) (2005), Des fins et des temps : Les limites de l’imaginaire, Montréal, UQÀM, coll. « Figura ».
CHENET, François (2000), Le temps : Temps cosmique, temps vécu, Paris, Armand Colin, coll. « U ».
DEMANZE, Laurent (2008), Encres orphelines : Bergounioux, Macé, Michon. Paris : José Corti, coll. « Essais ».
HAMEL, Jean-François (2009), « Le maître, le maigre et le bègue. Avant-propos », dans HAMEL et Virginie HARVEY (dir.), Le temps contemporain : maintenant la littérature, Montréal, UQÀM, coll. « Figura », p. 11-20.
HARTOG, François (2003), Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, coll. « la Librairie du XXIe siècle ».
HIRSCH, Marianne (1997), Family Frames. Photography, Narrative, and Postmemory, Cambridge : Harvard University Press.
HUYSSEN, Andreas (2003), Present Pasts: Urban Palimpsests and the Politics of Memory, Stanford : Stanford University Press.
LYOTARD, Jean-François (1979), La condition postmoderne, Paris : Minuit.
« Le temps des catastrophes » (2008, mars-avril) (dossier), Esprit, n° 3-4, Paris: Éditions Esprit, p. 6-172.
MECKE, Jochen, « Mimèsis et poièsis du temps : Paul Ricœur et la temporalité du roman (post-) moderne », Fabula / Les colloques, L’héritage littéraire de Paul Ricœur, URL : http://www.fabula.org/colloques/document1885.php, page consultée le 17 novembre 2015.
MURAY, Philippe (1999) Après l’Histoire I, Paris, Les Belles Lettres.
NORA, Pierre (dir.) ([1984] 1997), Les Lieux de mémoire I, Paris, Gallimard, coll. « Quarto ».
RICŒUR, Paul (2000), La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil.
TODOROV, Tzvetan ([1995] 2015), Les abus de la mémoire, Paris, Arléa, coll. « Arléa Poche ».
VIART, Dominique (1998), « Mémoires du récit. Questions à la modernité », Revue des Lettres modernes, coll. « Écritures contemporaines ; 1 », p. 3-27.